Les quatre vents du désir
Lauréat du prix Locus du meilleur recueil de nouvelles 1983, Les quatre vents du désir est un ouvrage d’Ursula K. Le Guin paru initialement en 1982 puis en français dès 1988 chez Pocket. Les éditions Le Bélial’ ont décidé de redonner un souffle à ce recueil en révisant les traductions par Erwann Perchoc et en l’accompagnant d’une préface de David Meulemans, d’un entretien d’Hélène Escudié avec l’autrice réalisé en 1982 (traduction d’Igor Kazmierski) et d’une bibliographie d’Ursula K. Le Guin par Alain Sprauel. Cette nouvelle édition dans la collection Kvasar est parue le 21 avril dernier. Il s’agit d’une totale découverte pour moi et voici ce que j’en ai pensé…
[NB: Merci à l’équipe du Bélial’ pour cet envoi qui me pousse à enfin oser lire Ursula K. Le Guin!]
Une autrice incontournable
Avec le formidable tag des autrices incontournables en SFFF de Nevertwhere, il est indéniable que l’une d’entre elles fait globalement unanimité. Ursula K. Le Guin est une figure majeure de la SFFF et pourtant, paradoxalement, je n’avais encore jamais osé franchir le pas de la lire. Justement parce que cette notoriété m’effrayait et que je crains toujours de ne pas comprendre l’emballement des masses. Mais poussée par Le Bélial’ qui m’a fourni un bel outil pour me lancer, puis booster par le tag des incontournables, je me suis enfin plongée dans l’écriture de cette autrice majeure. Et quel voyage! Les quatre vents du désir est un recueil de 20 textes qui s’axent en 6 parties correspondant aux orientations d’une rose de vents, ajoutées à Nadir (le bas) et Zénith (le haut). Vingt textes très différents mais qui se rapprochent par des jeux d’échos, une fascination pour certaines thèmes et surtout une écriture sensible. Comme tout recueil, chacun et chacune appréciera plus ou moins certaines nouvelles. Mais l’ensemble est d’une qualité indéniable et d’une finesse d’écriture constante. J’ai personnellement grandement apprécié les textes plus oniriques ou ceux qui m’ont touché au coeur quand ceux plus flou ou plus loufoque m'auront laissé de marbre. J’ai choisi de vous parler brièvement de chacun d’entre eux, en 6 parties également.
"Comme toutes les littératures cinétiques, elle est silencieuse; à la différence d'autres littératures cinétiques, elle est presque totalement immobile, ineffablement subtile. Le froissement d'une plume; le glissement d'une aile; le contact, le léger, faible et chaud contact de celui qui est à côté de vous. Dans une solitude noire, misérable, indicible, l'affirmation. Dans l'absence, la présence. Dans la mort, la vie."
Nadir
Nadir est le point du ciel a la verticale de l’observateur. C’est “vers le bas”. Et chez Ursula K. Le Guin, c’est déjà en soit une expérience de pensée. Le bas se fait ici abyssal ou minuscule. Il est autant plongée dans l’esprit humain que chute.
L’Auteur des graines d’acacia
Formidable nouvelle qui propose différents petits texte de « Thérolinguistique », discipline permettant d’interpréter et même traduire le langage des animaux imaginée par l’autrice. Très poétique et passionnant, la nouvelle questionne la notion de langage, questionne également la notion d’Art et interpelle sur la question de l’interprétation. C’est magnifique et c’est une entrée en matière assez fascinante qui donne à la Nature une aura merveilleuse d’autrice.
(CW: Insectes)
La nouvelle Atlantide
Superbe nouvelle là encore qui mêle deux récits enchâssés. Celui sublime de l’émergence d’un monde enfoui. Éveil à la vie et remontée vers le soleil sont contés avec une finesse épatante. Et celui d’une société dystopique où l’Etat est omniprésent. Un récit qui parle avec beaucoup de justesse de la difficile résistance, des espoirs vains mais aussi du désir inarrêtable de continuer à se battre.
(CW: Alcool)
Le chat de Schrödinger
Court texte qui réinterprète la fameuse expérience de pensée dans un texte étonnant et… un peu flou. Un texte que je relirai certainement pour en saisir tout le sens. Intéressant cela dit. Et vertigineux à bien des égards également.
Nord
Destination glaciale, dystopie terrifiante, le Nord est un territoire inexploré aux croisements de la vie et de la mort dans ce recueil. Il offre trois nouvelles intenses.
Deux retards sur la ligne du Nord
Superbe. Ce texte regroupe deux courtes histoires qui ont plusieurs points communs. Les deux parlent de deuil. Les deux parlent de voyage physique comme intérieur, de ce trajet dans les souvenirs et vers l’avenir, de ce retour chez soit qui n’est jamais totalement le même lieu. Les deux sont un cheminement, tantôt déchirant, tantôt de renaissance. Les deux sont absolument superbes. J’ai été très émue à la lecture de cette double nouvelle d’une justesse épatante et d’une poésie folle.
(CW: Deuil)
Le test
Nouvelle dystopique terrifiante qui nous place dans la peau d’une jeune femme convaincue du bien fondé des actions de son patron. Ce dernier veut contrôler la santé mentale du monde entier pour placer dans des centres les gens dont le score n’est pas bon. Glaçante perspective de dérive de politiques sécuritaires, réflexion de la pression sur la santé mentale des être humains, plongée dans un totalitarisme visant à lisser toute aspérité. Le test est un texte très marquant.
Une pièce d’un sou
Décidément la partie Nord du recueil est intense. Nouvelle assez déchirante tout en conservant un onirisme envoûtant, Une pièce d’un sou parle de l’ultime voyage. Poétique et touchant c’est un récit où le temps semble suspendu. Très joli texte!
(CW: Deuil, Mort)
"Il savait qu'il n'y avait pas de montagne, qu'il skiait sur du vent."
Est
L’Est est multiple dans ce recueil. Il se fait tantôt contemplatif de l’aube, naissance et renaissance de l’esprit et de la liberté ou encore conte d’Orient. Le voyage est paisible ou glaçant… mais toujours superbe.
Premier rapport du naufragé étranger au Kadanh de Derb
Nouvelle surprenante qui, si on fait abstraction qu’elle se déroule visiblement dans l’espace, peut apparaître comme appartenant à la littérature blanche. Il s’agit pour le narrateur de décrire le monde. Tâche impossible dans laquelle il va verser expériences personnelles et plongée dans ses souvenirs à Venise. Superbe texte, étonnant aussi pour le voyage qu’il propose au sein des mots si immersifs.
Le journal de la rose
Nouvelle dystopique qui m’évoque un peu celle du Test et même celle de La nouvelle Atlantide, c’est un récit très puissant qui parle de liberté, de démocratie et d’idéologies. Terrifiante à bien des égards, cette nouvelle marque les esprits.
(CW: Dépression, Violence médicale, Torture)
L’âne blanc
On dirait un conte, un récit de légende. J’aime la façon qu’à l’autrice de conter ses histoire, en détours et maniement des mots dans des ambiances immédiatement envoûtantes. Mais tout fini si vite qu’on a le sentiment de s’être fait amputé de l’histoire. Une fin frustrante tant on se plaît dans ce récit.
Le Phœnix
Superbe. Je ne peux être objective sur une nouvelle comme celle-ci. Il s’agit ici d’un quasi monologue dans une ville en proie à la guerre civile où un bibliothécaire à risqué sa vie pour sauver quelques livres. Réflexion sur l’importance de la culture, sur l’espoir de l’avenir, sur notre rôle dans la société… c’est une nouvelle superbe qui dit beaucoup en si peu de pages.
(CW: Fusillade, Terrorisme)
Zénith
Là-haut, loin dans l’espace, loin au-dessus, dans le gigantisme et les nouveaux horizons, voilà la programme de la partie Zénith de ce recueil. Une question de points de vue aussi, du petit vers le grand, de l’exilé sur l’ailleurs, des êtres vers les Dieux. Un voyage envoûtant.
Intraphone
Je dois avouer que ce texte m’a laissée un peu perplexe. On est ici dans une nouvelle d’un registre loufoque et absurde qui part dans un délire très poussé. On y perçoit cela dit quelques petits messages réjouissants, comme une critique simple mais efficace du sexisme. Je suis cependant moins cliente de de genre de texte.
L’Œil transfiguré
On part sur du planet opera pour cette nouvelle épatante. Direction la nouvelle Sion et sa lumière blafarde qui rend nostalgique tous les exilés terriens. Mal du pays, adaptation difficile à un nouveau territoire, cette nouvelle aborde ces questions avec finesse. Tout en parlant d’art mais aussi, brillamment, de notre façon de voir le monde et de lui apporter ses couleurs. Une belle leçon joliment contée, encore une fois.
Labyrinthes
Avec cette nouvelle, l’autrice propose encore un autre point de vue sur le monde. On comprend aisément (surtout quand nos études nous ont forcé dans la position du tortionnaire) de quoi il retourne. Mais ce qui est admirable c’est la poésie qu’Ursula K. Le Guin a réussi à verser dans cette histoire, malgré le sujet. Une nouvelle vision du monde sous un prisme artistique superbe.
(CW: Cruauté animale)
Les sentiers du désir
Sublime. Je suis restée soufflée par la conclusion de cette nouvelle qui est d’une poésie magnifique. Récit d’immersion ethnologique sur une autre planète, Les sentiers du désir parle de l’autre, du langage mais surtout du rêve. Une création de monde onirique et envoûtante qui transporte ailleurs grâce à une conclusion remarquable.
(CW: Mort)
Extrait (Les sentiers du désir):
"Les mondes sont infinis, les cycles sont sans fin. Il y a de la place. De la place pour tous les rêves, pour tous les désirs. Pas de fin pour cela. Des mondes sans fin."
Ouest
Celte, américain, l’ouest est mélancolique chez l’autrice. Il se fait musique, il se fait poésie, il se fait abandon et renaissance. Un crépuscule qui marque les esprits.
La harpe de Gwilan
Musique, errance, amour, voilà le programme de cette nouvelle qui nous parle avec beauté de la musique de Gwilan et de sa harpe. L’écriture est magnifique et la poésie de cette histoire toute simple trouve sa magie dans les mots et dans les sonorités qui s’en dégage comme une douce mélodie.
(CW: Deuil, Mort)
Malheur county
Direction l’Ouest américain cette fois pour une histoire qui parle encore de deuil mais aussi de nouveau départ, un cycle qu’on retrouve régulièrement dans les nouvelles de ce recueil. L’écriture est toujours d’une finesse remarquable qui patine le texte d’une douce émotion. Un très beau texte dont la mélancolie reste longtemps en tête.
(CW: Deuil)
L’eau est vaste
Un texte complexe, nimbé de flou et aux interprétations volontairement multiple, L’eau est vaste est une nouvelle déchirante et superbe à la fois. L’ouest est décidément bouleversant dans l’esprit d’Ursula K. Le Guin. Il y est question de deuil, encore, de dépression aussi, comme dans Malheur County, mais c’est raconté avec une touche d’abstraction onirique sublime.
(CW: Cancer, Deuil, Dépression)
Sud
Difficile de résumer cette partie qui chemine sur différents horizons comme différents genres du fantastique au récit d’expédition en passant par une forme de science-fiction loufoque. Un sud qui part donc un peu dans tous les sens mais crée de belles émotions et achève ce recueil avec brio.
Le récit de sa femme
Très courte nouvelle de 5 pages, elle propose un chouette jeu d’écriture où l’autrice s’amuse à troubler nos certitudes en basculant les points de vue. Sans rien en dévoiler, on est ici dans du fantastique avec un petit détournement de nos habitudes du genre. J’ai beaucoup aimé.
(CW: Mort, Sang)
Quelques approches au problème du manque de temps
Un peu loufoque, cette nouvelle propose différentes réflexions sur la manière de gagner du temps, ressource précieuse en voie de disparition pour l’espèce humaine. Avec des termes scientifiques volontairement détournés et un ton un brin sarcastique, la nouvelle en dit beaucoup sur la société. Le tout en proposant une quête assez vaine.
Sur
Le recueil s’achève surement sur ce qui restera surement ma nouvelle favorite (avec Les sentiers du désir). Un récit d’exploration au féminin, un récit plein de courage, de dépassement de soi mais aussi de sororité et d’humilité. Sublime texte qui entre en écho avec la première nouvelle du recueil et achève une boucle retour avec intelligence. Une aventure remarquablement écrite.
En bref, Les quatre vents du désir est un recueil de grande qualité d’Ursula K. Le Guin qui nous propose de multiples voyages au sein de ses univers. Tantôt poétique et touchant, tantôt drôle et même loufoque, toujours fin, les textes qu’elle a regroupé ici sont formidables et cette découverte de la plume de l’autrice ne sera pas sans suite.
« Un retour sur la planète Nivôse, celle du roman La Main gauche de la nuit… La découverte d’une planète inexplorée dont les habitants humanoïdes, contre toute attente, s’expriment dans une langue dérivée du français… Une première approche de cette nouvelle discipline qu’est la thérolinguistique, avec l’étude d’œuvres littéraires écrites par des fourmis… Le récit de la première expédition au pôle Sud, accomplie en secret par des femmes, bien avant la mission de Roald Amundsen… La véritable raison pour laquelle le temps nous échappe…
Vingt récits comme autant d’éclats du talent hors normes d’Ursula K. Le Guin, une préface de David Meulemans, une passionnante interview-carrière de la lauréate du National Book Award et une bibliographie : salué par les prix Locus et Ditmar, voici le deuxième recueil de l’autrice des Dépossédés dans la collection « Kvasar ». Un incontournable. »
(Illustration de couverture: © Aurélien Police)
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